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Le châtiment de Lisbonne Le châtiment de Lisbonne

Voltaire et le grand séisme de Lisbonne

Le tremblement de terre à Lisbonne, en 1755, fait réagir fortement Voltaire : Le mal existe, tonne Voltaire dans son Poème sur le désastre de Lisbonne, qui utilise ce drame pour mettre à bas le discours théologique sur les catastrophes, éléments visibles du châtiment divin. "Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices que Londres, que Paris, plongés dans les délices? Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris..."

Par ce poème et les réactions qu'il suscite, Voltaire réussit à faire du tremblement de terre de Lisbonne (1755) un événement intellectuel.

"Un bel automne : 18 oC, ciel bleu, douce brise qui souffle du nord-est, selon Miguel Pedegache, correspondant à Lisbonne du Journal étranger, celui que dirige Fréron, l’ennemi de Voltaire. Il est l’un des témoins les plus exacts et les plus fidèles du drame.

Vers 9 h 40, une première secousse. D’abord légère : « Tout le monde s’imagina que c’était quelque carrosse qui roulait avec vitesse ». Mais longue, deux minutes. Trois autres, en neuf minutes. Violentes : les maisons se fendent, s’écroulent : « La poussière était alors si grande que le soleil en était obscurci. » Passent vingt minutes : le feu provoqué par les chutes des cheminées, l’éparpillement des foyers domestiques et les cierges qui illuminaient toutes les églises se répand dans différents quartiers. Le vent l’attise : « Personne ne songeait à arrêter les progrès de la flamme. On ne songeait qu’à sauver sa vie, note Pedegache, car les tremblements de terre se succédaient toujours… ». La mer menace « de submerger la ville […]. Les flots entraient avec fureur dans des lieux fort éloignés de la mer, et où il semblait impossible qu’elle pût jamais parvenir. […] Les vagues lançaient les vaisseaux, les barques et les bateaux contre la terre, les écrasaient les uns contre les autres… ».

Cette vague, ce tsunami d’une hauteur de 5 à 10 mètres, balaie une demi heure après la première secousse la partie basse et littorale de la ville : le Tage s’élève de 6 mètres. Sur la côte sud, des embarcations ont été transportées jusqu’à deux kilomètres à l’intérieur des terres. Vers 11 heures, une réplique. Et des pillards qui entrent en action. L’incendie devient gigantesque : il dure six jours, des flammes visibles à Santarém, à soixante-dix kilomètres au nord-est. Pedegache écrit, le 11 novembre : « Lisbonne est perdue et l’on ne pourra jamais la rebâtir dans l’endroit où elle était autrefois. » Jusqu’en septembre 1756, les secousses se répètent. On en comptera cinq cents."


Voici ce que nous pourrions dire aujourd'hui de ce séisme : Nous sommes le 1er novembre 1755, jour des morts, peu après neuf heures du matin, une secousse terrible d’une durée dit-on de huit minutes et estimée à posteriori entre 8.5 et 8.7 sur l’échelle de Richter se produit. Le séisme, dont l’épicentre sera identifié au large des côtes, juste en face de la ville de Lisbonne. Ce séisme fut ressenti à travers toute l’Europe des Açores jusqu’à Hambourg avec des débordements du Rhône et du Pô. A Paris, une réplique tardive est même signalée le 18 février 1756. Les registres paroissiaux de plusieurs villes en garde le souvenir. Peu après la secousse, les survivants se précipitent et se regroupent sur les quais où ils assistent au reflux de l’océan, mettant à nu les fonds sableux « jonchés d’épaves » puis voient avec effroi arriver la première vague d’un formidable tsunami dont la hauteur fut de 10 à 15 m et balaya jusqu’aux villes du golfe de Cadix. Les dégâts sont immenses et sont recensés tout au long de la côte atlantique de la péninsule ibérique. En plus du double événement que constitue le séisme et le tsunami s’ajoute, des incendies qui ravagent Lisbonne pendant cinq jours.

Le bilan humain et économique est immense et difficilement mesurable tant les destructions sont multiples et étendues. Le nombre de victime est toujours en débat pour plusieurs raisons : la destruction des registres paroissiaux de catholicité lors des effondrements et incendies multiples, le dénombrement des feux imprécis[1], la non comptabilité des « gens de peu » ou « gens de misère » et des enfants avant l’âge de 7 ans.

Des approximations réalistes ont été affinées depuis cette époque et les estimations les plus probantes avancent une fourchette de 15 à 40 000 morts sur une population de Lisbonne globale entre 180 et 220 000 habitants. Soit une mortalité directe (ensevelis, écrasés, traumatisés, brûlés, noyés…) d’environ 15%, à laquelle s’ajoutent des blessés et sans abris par dizaine de milliers. Egalement, il convient d’ajouter environ 20 000 morts sur l’ensemble des côtes du Portugal, soit un total général admis de 40 à 45 000 morts. L’impact économique de la catastrophe est estimé entre 32 et 48 % du produit intérieur brut du Portugal de l’époque

Pour revivre le tremblement de terre : visitez le "Lisboa Story Center"

ou examen de cet axiome :
TOUT EST BIEN.

Ô malheureux mortels ! ô terre déplorable !  
Ô de tous les mortels assemblage effroyable !  
D’inutiles douleurs, éternel entretien !  
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ;  
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,  
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,  
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,  
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;  
Cent mille infortunés que la terre dévore,  
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,  
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours  
Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours !  
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,  
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,  
Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois  
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ? »  
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :  
« Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes ? »  
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants  
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?  
Lisbonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices  
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices :  
Lisbonne est abîmée, et l’on danse à Paris.  
Tranquilles spectateurs, intrépides esprits,

De vos frères mourants contemplant les naufrages,  
Vous recherchez en paix les causes des orages :  
Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,  
Devenus plus humains, vous pleurez comme nous.  
Croyez-moi, quand la terre entr’ouvre ses abîmes,  
Ma plainte est innocente et mes cris légitimes.  
Partout environnés des cruautés du sort,  
Des fureurs des méchants, des piéges de la mort,  
De tous les éléments éprouvant les atteintes,  
Compagnons de nos maux, permettez-nous les plaintes.  
C’est l’orgueil, dites-vous, l’orgueil séditieux,  
Qui prétend qu’étant mal, nous pouvions être mieux.  
Allez interroger les rivages du Tage ;  
Fouillez dans les débris de ce sanglant ravage ;  
Demandez aux mourants, dans ce séjour d’effroi,  
Si c’est l’orgueil qui crie : « Ô ciel, secourez-moi !  
Ô ciel, ayez pitié de l’humaine misère ! »  
« Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire. »  
Quoi ! l’univers entier, sans ce gouffre infernal,  
Sans engloutir Lisbonne, eût-il été plus mal ?  
Êtes-vous assurés que la cause éternelle  
Qui fait tout, qui sait tout, qui créa tout pour elle,  
Ne pouvait nous jeter dans ces tristes climats  
Sans former des volcans allumés sous nos pas ?  
Borneriez-vous ainsi la suprême puissance ?  
Lui défendriez-vous d’exercer sa clémence ?  
L’éternel artisan n’a-t-il pas dans ses mains  
Des moyens infinis tout prêts pour ses desseins ?  
Je désire humblement, sans offenser mon maître,  
Que ce gouffre enflammé de soufre et de salpêtre  
Eût allumé ses feux dans le fond des déserts.  
Je respecte mon Dieu, mais j’aime l’univers.  
Quand l’homme ose gémir d’un fléau si terrible,  
Il n’est point orgueilleux, hélas ! il est sensible.  
Les tristes habitants de ces bords désolés  
Dans l’horreur des tourments seraient-ils consolés  
Si quelqu’un leur disait : « Tombez, mourez tranquilles ;  
Pour le bonheur du monde on détruit vos asiles ;  
D’autres mains vont bâtir vos palais embrasés,  
D’autres peuples naîtront dans vos murs écrasés ;  
Le Nord va s’enrichir de vos pertes fatales ;  
Tous vos maux sont un bien dans les lois générales ;

Dieu vous voit du même œil que les vils vermisseaux  
Dont vous serez la proie au fond de vos tombeaux ? »  
À des infortunés quel horrible langage !  
Cruels, à mes douleurs n’ajoutez point l’outrage.  
Non, ne présentez plus à mon cœur agité  
Ces immuables lois de la nécessité,  
Cette chaîne des corps, des esprits, et des mondes.  
Ô rêves des savants ! ô chimères profondes !  
Dieu tient en main la chaîne, et n’est point enchaîné [1]

Par son choix bienfaisant tout est déterminé :  
Il est libre, il est juste, il n’est point implacable.  
Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable [2] ? 
Voilà le nœud fatal qu’il fallait délier.  
Guérirez-vous nos maux en osant les nier ?  
Tous les peuples, tremblant sous une main divine,  
Du mal que vous niez ont cherché l’origine.  
Si l’éternelle loi qui meut les éléments  
Fait tomber les rochers sous les efforts des vents,  
Si les chênes touffus par la foudre s’embrasent,  
Ils ne ressentent point les coups qui les écrasent :  
Mais je vis, mais je sens, mais mon cœur opprimé  
Demande des secours au Dieu qui l’a formé.  
Enfants du Tout-Puissant, mais nés dans la misère,  
Nous étendons les mains vers notre commun père.  
Le vase, on le sait bien, ne dit point au potier :  
« Pourquoi suis-je si vil, si faible et si grossier ? »  
Il n’a point la parole, il n’a point la pensée ;  
Cette urne en se formant qui tombe fracassée,  
De la main du potier ne reçut point un cœur  
Qui désirât les biens et sentît son malheur.  
« Ce malheur, dites-vous, est le bien d’un autre être. »  
De mon corps tout sanglant mille insectes vont naître ;  
Quand la mort met le comble aux maux que j’ai soufferts,  
Le beau soulagement d’être mangé des vers !  
Tristes calculateurs des misères humaines,  
Ne me consolez point, vous aigrissez mes peines ;

Et je ne vois en vous que l’effort impuissant 
D’un fier infortuné qui feint d’être content. 
Je ne suis du grand tout qu’une faible partie :
Oui ; mais les animaux condamnés à la vie,
Tous les êtres sentants, nés sous la même loi,
Vivent dans la douleur, et meurent comme moi. 
Le vautour acharné sur sa timide proie 
De ses membres sanglants se repaît avec joie ;
Tout semble bien pour lui : mais bientôt à son tour 
Un aigle au bec tranchant dévora le vautour ;
L’homme d’un plomb mortel atteint cette aigle altière :
Et l’homme aux champs de Mars couché sur la poussière,
Sanglant, percé de coups, sur un tas de mourants,
Sert d’aliment affreux aux oiseaux dévorants. 
Ainsi du monde entier tous les membres gémissent :
Nés tous pour les tourments, l’un par l’autre ils périssent :
Et vous composerez dans ce chaos fatal 
Des malheurs de chaque être un bonheur général !
Quel bonheur ! ô mortel et faible et misérable. 
Vous criez « Tout est bien » d’une voix lamentable,
L’univers vous dément, et votre propre cœur 
Cent fois de votre esprit a réfuté l’erreur. 
Éléments, animaux, humains, tout est en guerre. 
Il le faut avouer, le mal est sur la terre :
Son principe secret ne nous est point connu. 
De l’auteur de tout bien le mal est-il venu ?
Est-ce le noir Typhon [3], le barbare Arimane [4],
Dont la loi tyrannique à souffrir nous condamne ?
Mon esprit n’admet point ces monstres odieux 
Dont le monde en tremblant fit autrefois des dieux. 
Mais comment concevoir un Dieu, la bonté même,
Qui prodigua ses biens à ses enfants qu’il aime,
Et qui versa sur eux les maux à pleines mains ?
Quel œil peut pénétrer dans ses profonds desseins ?
De l’Être tout parfait le mal ne pouvait naître ;
Il ne vient point d’autrui [5], puisque Dieu seul est maître :
Il existe pourtant. Ô tristes vérités !
Ô mélange étonnant de contrariétés !

Un Dieu vint consoler notre race affligée ;
Il visita la terre, et ne l’a point changée [6] !
Un sophiste arrogant nous dit qu’il ne l’a pu ;
« Il le pouvait, dit l’autre, et ne l’a point voulu :
Il le voudra, sans doute » ; et, tandis qu’on raisonne,
Des foudres souterrains engloutissent Lisbonne,
Et de trente cités dispersent les débris,
Des bords sanglants du Tage à la mer de Cadix. 
Ou l’homme est né coupable, et Dieu punit sa race,
Ou ce maître absolu de l’être et de l’espace,
Sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent,
De ses premiers décrets suit l’éternel torrent ;
Ou la matière informe, à son maître rebelle,
Porte en soi des défauts nécessaires comme elle ;
Ou bien Dieu nous éprouve, et ce séjour mortel [7] 
N’est qu’un passage étroit vers un monde éternel. 
Nous essuyons ici des douleurs passagères :
Le trépas est un bien qui finit nos misères. 
Mais quand nous sortirons de ce passage affreux,
Qui de nous prétendra mériter d’être heureux ?
Quelque parti qu’on prenne, on doit frémir, sans doute. 
Il n’est rien qu’on connaisse, et rien qu’on ne redoute. 
La nature est muette, on l’interroge en vain ;
On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain. 
Il n’appartient qu’à lui d’expliquer son ouvrage,
De consoler le faible, et d’éclairer le sage. 
L’homme, au doute, à l’erreur, abandonné sans lui,
Cherche en vain des roseaux qui lui servent d’appui. 
Leibnitz ne m’apprend point par quels nœuds invisibles,
Dans le mieux ordonné des univers possibles,
Un désordre éternel, un chaos de malheurs,
Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs,
Ni pourquoi l’innocent, ainsi que le coupable,
Subit également ce mal inévitable. 
Je ne conçois pas plus comment tout serait bien :
Je suis comme un docteur ; hélas ! je ne sais rien.

Platon dit qu’autrefois l’homme avait eu des ailes,  
Un corps impénétrable aux atteintes mortelles ;  
La douleur, le trépas, n’approchaient point de lui.  
De cet état brillant qu’il diffère aujourd’hui !  
Il rampe, il souffre, il meurt ; tout ce qui naît expire ;  
De la destruction la nature est l’empire.  
Un faible composé de nerfs et d’ossements  
Ne peut être insensible au choc des éléments ;  
Ce mélange de sang, de liqueurs, et de poudre,  
Puisqu’il fut assemblé, fut fait pour se dissoudre ;  
Et le sentiment prompt de ces nerfs délicats  
Fut soumis aux douleurs, ministres du trépas :  
C’est là ce que m’apprend la voix de la nature.  
J’abandonne Platon, je rejette Épicure.  
Bayle en sait plus qu’eux tous ; je vais le consulter :  
La balance à la main, Bayle enseigne à douter [8]

Assez sage, assez grand pour être sans système,  
Il les a tous détruits, et se combat lui-même :  
Semblable à cet aveugle en butte aux Philistins,  
Qui tomba sous les murs abattus par ses mains.  
   Que peut donc de l’esprit la plus vaste étendue ?  
Rien : le livre du sort se ferme à notre vue.  
L’homme, étranger à soi, de l’homme est ignoré.  
Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d’où suis-je tiré [9] ? 
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,  
Que la mort engloutit, et dont le sort se joue,  
Mais atomes pensants[10], atomes dont les yeux,  
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux ;  
Au sein de l’infini nous élançons notre être,  
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.  
Ce monde, ce théâtre et d’orgueil et d’erreur,  
Est plein d’infortunés qui parlent de bonheur.  
Tout se plaint, tout gémit en cherchant le bien-être :

Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître [11]
Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs,  
Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs ;  
Mais le plaisir s’envole, et passe comme une ombre ;  
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes, sont sans nombre.  
Le passé n’est pour nous qu’un triste souvenir ;  
Le présent est affreux, s’il n’est point d’avenir,  
Si la nuit du tombeau détruit l’être qui pense.  
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ;  
Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion.  
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.  
Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance,  
Je ne m’élève point contre la Providence.  
Sur un ton moins lugubre on me vit autrefois  
Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois[12] : 
D’autres temps, d’autres mœurs : instruit par la vieillesse,  
Des humains égarés partageant la faiblesse,  
Dans une épaisse nuit cherchant à m’éclairer,  
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer.  
Un calife autrefois, à son heure dernière,  
Au Dieu qu’il adorait dit pour toute prière :  
« Je t’apporte, ô seul roi, seul être illimité,  
Tout ce que tu n’as pas dans ton immensité,  
Les défauts, les regrets, les maux, et l’ignorance. »  
Mais il pouvait encore ajouter l’espérance

Extrait d'un article écrit par Frédéric Valloire dans "Valeurs actuelles" - Lire le document

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